Résumé de la thèse de doctorat réalisée sous la direction de M. le Professeur F. CORNILLOT et soutenue le 12 décembre 2003 devant un jury composé de MM. Les Professeurs Jean-Claude Lanne, Michel Niqueux, Jean Breuillard et F. Cornillot.
Le refus de la réalité : une attitude tchékhovienne Marie MORISSEAU
Les études tchékhoviennes ont dévoilé diverses facettes de l’œuvre immense laissée par Čexov (1860-1904), sans pour autant en épuiser les ressources. Du réalisme au naturalisme, de la pensée révolutionnaire au pessimisme le plus absolu, les analyses extrémistes ont toutes été passées en revue, sans qu’aucune soit définitivement satisfaisante. Pour tenter de comprendre la posture de l'auteur face au monde, il est possible de se pencher sur celle de ses personnages. Dans quelle mesure sont-ils en adéquation avec le monde qui les entoure, et le sont-ils ? Ce travail se penche sur la tétralogie dramatique (Čajka/La Mouette, Djadja Vanja/Oncle Vanja, Tri Sestry/ Trois Sœurs, Višnevyj Sad/La Cerisaie), sur les deux pièces longues qui l'ont précédée (Platonv, Ivanov) mais aussi sur une trentaine de récits écrits à partir de 1885, date à laquelle l'activité d'écrivain de Čexov s'affranchit des contraintes matérielles pour devenir véritablement créatrice.
Le fil directeur de cette étude prend son origine dans un récit datant de 1883, Krivoe Zerkalo, où l'on voit une femme laide, ayant trouvé par hasard un miroir déformant qui la montre d'une rare beauté, passer le restant de ses jours assise devant ce miroir. A l'autre bout du fil, on trouve Višnevyj Sad (La Cerisaie), où les personnages principaux semblent complètement en-dehors du monde réel, ne vivant que de souvenirs et de parties de billard imaginaires. Entre ces deux œuvres, quantité d'autres, tant récits que pièces de théâtre, montrent des personnages en proie à cette question troublante et déchirante : comment vivre avec le monde ?
Certains ont trouvé une parade pour lutter contre un réel étouffant : en équilibre sur un fil, ils évoluent dans une sorte de demi-monde, fait de subterfuges et de compromis leur permettant de participer à la fois au monde réel et à leur monde idéal : l'alcool, le jeu, la fuite. D'autres personnages ont franchi le pas : ils se sont créé un autre monde, une autre réalité, qui leur convient et répond à leurs demandes. L'immersion dans la fiction ou la science les rend aveugles à tout le reste, l'espace se disloque, le temps est aboli. Le passé est la référence, le futur sera glorieux, le présent n'est qu'un futur passé, et rien de ce qui s'y joue n'est important. La seule modalité possible est le monde tel qu'il devrait être : compréhensible, avec des règles simples, fixées à tout jamais, inaliénables, que l'on ne peut transgresser, et qui assurent la permanence qui fait défaut à la vraie vie. Parfois, la pathologie rattrape les personnages, et leur monde onirique devient leur folie, qui n'est que l'écho de la folie du monde, la seule réponse qu'ils peuvent lui donner. A la question soulevée ci-dessus, les personnages tchékhoviens ne répondent qu'à demi : il n'est pas nécessaire de savoir comment va le monde, et encore moins de tenter de s'inscrire dans l'histoire. Ce qu'il faut, c'est bien au contraire se mettre à l'écart du monde, le plus loin possible, afin qu'il finisse par ne plus exister - c'est-à-dire par ne plus être douloureux. D'arrangements pathétiques en solutions intermédiaires, de ruses éventées en refuges inventés, tous se sont efforcés, non pas de vivre dans le monde, ni d'affronter le réel, mais de l'éviter. La stratégie fonctionne parfois comme telle, mais elle n'apporte le plus souvent pas le soulagement attendu. Tenir la réalité à distance en refusant de s'y impliquer, socialement ou affectivement, ne fait pas crédit de la douleur. Au contraire, l'issue en est triste et irrévocable : mariage ou séparation forcés, humiliation, et autres formes d'aliénation sont au bout du chemin. Les tentatives de fuite se révèlent toujours, au sens propre, être à corps perdu : l'alcoolisme ou la débauche ne sont que des formes adoucies du véritable suicide auquel s'abandonnent certains personnages, destruction irrémédiable de l'homme et de sa souffrance. La construction d'un autre monde que le monde réel, dont les lois essentielles sont niées, permet aux personnages d'évoluer en parallèle entre ces deux possibilités. Croire que la vie est une représentation offre à certains personnages toute latitude pour ne pas prendre la mesure de leur médiocrité. Pourtant, ce même artifice invalide l'existence de l'artiste ou du scientifique, qui se trouve réduit à être à la fois le matériau et le jouet de sa propre production. Le rêve d'un lieu ou d'un temps idéal abolit les frontières entre le possible et l'impossible, sans occulter pour autant les frustrations et les désespoirs générés par ce grand écart, destructeur parfois pour les personnages qui s'y emploient comme pour ceux qui n'en sont que les victimes. Cet autre monde ouvre pourtant la porte à toutes les constructions mentales, qui prennent dès lors la place de la réalité : le monde réel a disparu entièrement, et n'est plus qu'un ensemble de règles aussi arbitraires que celles du "vrai" monde, mais construites sur mesure pour et par chacun des personnages. Effacement total ou exacerbation de la personnalité , vénération de la nature comme manifestation du bonheur , rétrécissement de l'univers à la taille d'une boule de billard : les lois qui régissent les microcosmes sont fixes et immuables. De même, la folie crée-t-elle un substitut du monde, où l'arbitraire règne tout autant, mais qui peut exceptionnellement se révéler être une douce consolation pour celui qui y a trouvé refuge, avant que le monde réel ne reprenne ses droits et ne renvoie le surhomme d'où il est venu : dans le néant.
Que ces diverses postures soient fort éloignées de l'activité de Čexov lui-même, médecin infatigable et travailleur social avant l'heure, n'invalide pas cette proposition. Čexov ne fait que l'inventaire des destins croisés ici et là, inventés ou seulement modifiés, et qui lui montrent que sa propre vocation médicale n'est, en définitive, qu'un accident : au mieux une méprise, au pire une excroissance étrange. L'humanité dans son ensemble n'aspire pas à faire le bien, ni même à mieux faire : elle n'aspire qu'au soulagement, à la délivrance des souffrances dont l'origine est inconnue et le traitement incertain. Et en effet, c'est le sentiment de l'absurdité du monde qui domine. Non seulement les causes des événements restent indéterminées, mais leur but n'est jamais fixé. Il ne reste donc aucun avenir, aucune aspiration sublime, aucun bonheur simple non plus, parce que rien ne fait sens. Le monde est plus qu'incohérent - informe. Les événements, les actes, les pensées n'ont donc plus à être ordonnés en vue d'un objectif supérieur. Comme un de ses personnages, Čexov considère qu'en matière de narration au moins tout est équivalent, et c'est pourquoi ses récits et ses œuvres dramatiques happent souvent des personnages en plein milieu d'un quotidien hagard, avant de les y replonger au moment où la crise, fertile peut-être en actions dramatiques, s'amorce. Comme les impressionnistes, auxquels le comparait D. Merežkovskij en 1892, Čexov n'offre à ses lecteurs qu'un extrait de temps, dans lequel se déroule, ou non, un événement strictement contingent, qui n'a ni fondement ni objectif.
Le médecin avait déjà l'intuition, bien avant le voyage à Saxalin, que le monde n'a pas de sens, parce que les maladies, les microbes et la misère n'en ont pas non plus. Mais Saxalin, avec son lot de cruautés réfléchies, institutionnalisées et légalisées, impose à l'homme tout le poids des arguments qu'enseigne l'expérience. Après Saxalin et les visions dantesques du bagne, Čexov craint que le monde ne soit mourant. Ses personnages en quête de protection ne sont peut-être qu'une émanation virtuelle de l'auteur lui-même, qui leur offre cette possibilité de se retrancher du monde qu'il ne s'autorise pas. Tous les stratagèmes sont alors valables pour appliquer sur cette réalité monstrueuse un miroir déformant, qui adoucisse les traits et permette, comme il le permet à la femme anonyme du narrateur de Krivoe Zerkalo, de vivre en paix, même au prix de sacrifices insensés - la liberté, la vie parfois - au milieu d'une Russie folle et tourmentée. Mais cette Russie pré-révolutionnaire, bien que culturellement présente à travers ses datchas et son bagne, ses isbas et ses conseils ruraux, pourrait être n'importe quel pays, à n'importe quelle époque. L'ancrage spatio-temporel n'est lié qu'à la situation de production de l'écrivain : faire de Čexov un auteur "typiquement russe", dont "l'âme slave" se répandrait à travers toutes ses œuvres comme une marque de fabrique, relève de l'incompréhension la plus totale. Ses récits, privés des caractéristiques essentielles du genre narratif (absence d'intrigue, distinction parfois impossible à établir entre le narrateur et le personnage) ; ses œuvres dramatiques où la communication semble rompue ou remplacée par des sons ambigus ; ses symboles ouvertement posés comme artifices (la mouette, la cerisaie) ouvrent la voie aux romanciers et dramaturges du 20è siècle. Ainsi, Virginia Woolf brisera les conventions du genre, procédant par touches simultanées à la peinture d'un monde absurde lui aussi, au bord du gouffre. Ainsi, Franz Kafka décrira les rouages d'un ordre supérieur, à la fois incompréhensible et incommunicable. Ainsi, Albert Camus montrera des personnages comme des marionnettes, étrangères au monde comme à elles-mêmes, livrées au caprice de la simple contingence. Ainsi, Eugène Ionesco créera un roi déchu dans un royaume en désintégration. Et puis on attendra Godot.
Il faut donc en finir avec les images successives d'un Čexov indifférent au monde et à ses lois d'airain, d'un Čexov réaliste dans l'attente d'une révolution marxiste qui sauverait la Russie, d'un Čexov symboliste et abscons. Plus au fait que quiconque des misères du pauvre, de l'ennui du riche, des doutes du scientifique et des aspirations humaines, l'auteur qui se dégage de cette étude est celui qui, sachant tout cela, montre des personnages piégés dans le chaos. Qu'ils se battent, qu'ils se débattent : ils ne font que resserrer les mailles. Pour s'en libérer, il leur faut nier la réalité qui les entoure, la faire disparaître jusqu'à disparaître eux-mêmes, dans la voluptueuse sensation de ne plus exister.
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